26
Dix jours plus tard, sous un soleil magnifique, l’Hedreen, un grand quatre-mâts que les Poséidoniens avaient fait construire pour les Titans depuis leur dernière résurrection, trente ans plus tôt, quittait le port de Poséidonia. C’était sur ce vaisseau luxueux, long de plus de deux cents coudées, que les demi-dieux embarquaient lorsqu’ils accomplissaient un voyage officiel.
Quelques argontes les accompagnaient. Parmi eux se trouvaient le vieil Oldma et la flamboyante Mélina, dont Astyan s’était fait une alliée. La perspicacité de la jeune femme le séduisait ; elle était l’une des rares personnes à le suivre dans sa méfiance.
Le commandement était assuré par le propre frère d’Astyan, Oharis, son cadet de deux ans. Malgré son jeune âge, c’était un homme de bon sens, au courage sans faille, qui partageait lui aussi les idées du Titan. Il vouait à Astyan une fidélité absolue, en raison des liens de sang qui les unissaient, et aussi parce qu’il avait pour lui une admiration inconditionnelle. L’amour fraternel se doublait entre eux d’un sentiment de confiance et d’amitié que le Titan avait rarement éprouvé envers les frères que la nature lui avait offerts depuis les origines de l’Atlantide. Oharis avait suivi les conseils d’Astyan sans même discuter lorsque celui-ci lui avait demandé d’équiper le navire. Derrière l’apparence pacifique du navire se dissimulaient des armes nouvelles qui en faisaient, compte tenu de ses dimensions impressionnantes, la plus redoutable machine de guerre ayant jamais sillonné les océans depuis l’aube de l’humanité. Malgré la réticence d’Anéa, Astyan avait tenu à embarquer sa légion des Braves, les guerriers marins qu’il avait spécialement entraînés lui-même. Ainsi l’Hedreen était capable de tenir tête à une flotte entière.
Anéa avait objecté que l’on rendait visite à une colonie pacifique, uniquement désireuse de leur rendre hommage, mais Astyan n’avait pas cédé. De plus, Maïa et Schoenée faisaient partie du voyage. S’il arrivait malheur à leurs parents, il serait préférable qu’elles soient en sécurité à bord d’un navire bien armé. La justesse de l’argument avait ébranlé la jeune Titanide. De toute façon, elle savait par expérience qu’il était inutile de tenter de détourner Astyan de ses idées.
Pourtant, que pouvait-on redouter ? Le temps était superbe, le vent gonflait les larges voiles blanches, les parfums iodés qui montaient des hautes vagues inondaient la jeune femme d’une bienfaisante sensation de plénitude. Accoudée à la lisse en compagnie de Maïa et de Schoenée, elle contemplait en riant les évolutions des dauphins qui faisaient la course avec le puissant navire. Astyan s’en voulait un peu de ne pas faire preuve de la même allégresse. Anéa était heureuse de revoir bientôt sa sœur ; par crainte de lui causer de la peine, il n’évoquait jamais la jeune femme.
Anéa avait pris son parti de la situation. Sa longue vie lui avait enseigné la patience. Elle savait qu’avec le temps tout s’estomperait. Astyan n’avait d’autre souci que la sécurité des siens et de son peuple. Dans quelques lunes, il n’y penserait plus. Elle était certaine quant à elle qu’il accordait trop d’importance à des événements qui n’avaient sans doute aucun rapport entre eux. Bien sûr, lorsqu’elle se concentrait pour tenter de deviner l’avenir, tout demeurait flou, mais elle était trop heureuse pour s’en soucier. Toute à la joie de revoir Ashertari, elle ne pouvait imaginer que les hommes fussent capables de sentiments négatifs ou destructeurs. Et si tel était le cas, ce qu’elle refusait de croire, jamais ils ne détiendraient une puissance capable de s’opposer à la leur. Les Titans n’étaient-ils pas immortels ?
Le voyage se déroula sans aucun incident. Après une traversée de sept jours, l’Hedreen arriva en vue d’une côte lumineuse, où se dessina peu à peu une cité à l’architecture séduisante. La ville était bâtie sur une succession de collines où s’entremêlaient les taches blanches des palais et des bâtiments, et les étendues vertes des parcs où se dressaient cyprès et pins parasols.
Le port, protégé par deux digues imposantes, abritait une flottille de petits navires visiblement destinés à la pêche et au commerce. Anéa posa la main sur le bras d’Astyan.
— Tu vois, tu avais tort de t’inquiéter. Regarde comme ces gens sont heureux de nous accueillir.
Sur les quais se pressait une foule enthousiaste qui hurla sa joie lorsque le grand navire pénétra dans le bassin. Il accosta en douceur près d’un môle sur lequel se tenaient toutes les personnalités de Thartesse.
Anéa repéra tout de suite Ashertari. À ses côtés se tenaient Saïth, son compagnon, et, assis sur une chaise à porteurs, un vieillard en habits chatoyants : le roi Arganthos, qui régnait sur la colonie depuis bientôt quatre-vingts années. Il avait dépassé les cent deux ans, ce qui constituait un record pour un humain.
Lorsque les Poséidoniens, Astyan et Anéa en tête, débarquèrent, une dizaine de fillettes se précipitèrent à leur rencontre pour leur offrir des fleurs et des présents. Puis le monarque écarta les bras en signe de bienvenue. Instinctivement, Astyan tenta de percer discrètement l’esprit du vieil homme. Il constata que celui-ci ne disposait plus de toutes ses facultés mentales. Il confondait les Titans avec des vassaux venus lui présenter leurs hommages. Il voulut parler, mais, sa voix étant trop faible, il fit signe à son porte-parole de lire le discours qu’on lui avait préparé. Un homme richement vêtu s’approcha et s’inclina avec respect.
— Nobles Titans, notre cœur se réjouit de vous recevoir dans notre modeste cité de Thartesse. Soyez les bienvenus, et considérez que dans chaque demeure de cette ville, du palais jusqu’à la plus humble des habitations, vous êtes ici chez vous.
— Que la protection des dieux soit sur toi et ton peuple, noble Arganthos, répondit Astyan. Les Thartessiens nous sont aussi chers que les Atlantes de l’Archipel. Et nous nous réjouissons de passer ces quelques jours en votre compagnie.
Sans attendre la fin des discours protocolaires, Ashertari se jeta dans les bras d’Anéa.
— Chère petite sœur ! Comme tu m’as manqué. Si les dieux m’avaient donné plus de sagesse, je n’aurais pas attendu aussi longtemps avant de te retrouver. Mais nous saurons rattraper le temps perdu. Nous avons préparé de grandes festivités pour célébrer votre venue, et je désire que tu viennes ensuite jusqu’à Lierna, où notre peuple se réjouit déjà de votre visite.
— Rien ne saurait me faire plus plaisir ! Il y a tellement longtemps que nous ne sommes pas venus en Tuténie.
Thartesse avait bien changé depuis leur dernier voyage. Astyan se souvenait d’une petite cité frileusement blottie autour de son port. En quelque quarante années, la ville s’était étendue, les bâtiments commerciaux s’étaient multipliés ; en fait, elle n’avait rien à envier aux cités atlantes.
Une foule joyeuse accompagna le cortège royal jusqu’au palais, construit sur une colline qui dominait la baie thartessienne. C’était une magnifique construction à niveaux, où s’entremêlaient le rouge de la brique, l’ocre du grès et le blanc du calcaire. De vastes fresques de marbre sculpté décoraient les murs. Astyan s’étonna du nombre de gardes en armes. Saïth expliqua :
— Nous sommes obligés d’entretenir une armée importante ! Nous ne sommes pas ici en Atlantide. Dans l’arrière-pays vivent de nombreuses peuplades sauvages ; et nous sommes contraints de nous défendre contre leurs incursions. Nos richesses les attirent, même si nos armes les effraient.
— Ces gens ne connaissent même pas l’usage de l’arc. Que peuvent-ils faire contre des lance-éclairs ?
— Ils ne représentent pas un grand danger pour la cité elle-même. Mais nombre des nôtres se sont installés sur les terres de l’intérieur pour les cultiver, et ils ont subi de nombreuses attaques. Parfois les femmes ou les jeunes enfants sont enlevés jusque dans leurs demeures. Ces sauvages sont anthropophages, Astyan. Nous ne retrouvons bien souvent des nôtres que les os.
— Ce qui explique les guerriers armés.
— Bien sûr. Parfois j’ai envie de monter une expédition pour les exterminer, car je doute que nous puissions parvenir un jour à civiliser ces brutes. Mais nous respectons la volonté des Titans.
— Certaines colonies ont établi des liens amicaux avec des tribus de l’intérieur.
— Alors j’aimerais savoir comment elles s’y sont prises.
Il saisit Astyan par le bras.
— Mais nous ne sommes pas là pour parler de nos petites difficultés quotidiennes. À présent, ne pensons plus qu’à nous réjouir de votre venue. Ce palais est le vôtre.
— Tu sembles y exercer une grande influence.
— C’est exact. Je pense que les sénateurs devraient m’accorder le titre de roi lorsque notre bon Arganthos nous quittera. Mais je ne suis pas pressé. Cet homme a été un grand souverain, et il est très aimé de son peuple. J’essaierai de me montrer digne de lui.
Les Thartessiens avaient préparé les choses en grand. Le repas qui fêta l’arrivée des Titans réunit la fine fleur des dignitaires tuténiens. Les gouverneurs des petites cités inféodées à la capitale étaient tous là, et chacun tint à offrir des cadeaux aux Titans. Ceux-ci avaient apporté avec eux nombre de présents ; ainsi se scellait l’amitié entre les peuples.
Anéa ne se séparait pas de sa sœur. Astyan étudia la jeune femme à la dérobée ; apparemment, elle jouissait auprès de la cour d’un prestige indéniable, qu’elle devait à la sympathie chaleureuse qui se dégageait d’elle. Les Poséidoniens eux-mêmes, ravis de retrouver cette femme qui avait égayé de sa présence les fêtes du solstice, se laissaient volontiers prendre à son charme. Ashertari était gaie, vive, pleine d’humour et d’esprit. Astyan dut admettre qu’elle n’avait plus aucun point commun avec la tigresse qu’il avait affrontée autrefois. Peut-être l’amour de son compagnon l’avait-elle assagie ? Saïth quant à lui demeurait en retrait, parlant peu, écoutant beaucoup. Astyan, qui bavarda un long moment avec lui, ne parvint pas à se faire une opinion sur le personnage. Il offrait l’image d’un grand seigneur aimé des Thartessiens en raison de sa générosité. Pourtant, Astyan décela chez lui des signes étranges, la froideur d’un fin calculateur, l’œil perçant de celui qui remarque tout sans rien laisser paraître. Mais peut-être veillait-il seulement à ce que les festivités se déroulassent dans les meilleures conditions ? Il confia en effet à Astyan qu’il avait été chargé par le roi de tout organiser.
À la nuit tombante, une troupe de danseuses envahit le centre de la salle principale du palais, à la grande joie du vieil Oldma. Des montreurs d’animaux succédèrent à des numéros de jongleurs, de trapézistes, de cracheurs de feu. Connaissant l’amour que les Atlantes avaient pour la poésie, les plus grands poètes de Tuténie s’étaient réunis pour déclamer leurs plus beaux vers, dont certains avaient été écrits en l’honneur des Titans.
Vers le milieu de la nuit éclata un superbe feu d’artifice qui n’avait rien à envier à ceux de Poséidonia. Thartesse était bien la capitale dynamique qu’avait décrite Ashertari lors de sa visite de l’hiver dernier. Dans les rues, jusque sur le port, la population avait allumé des feux de joie. On dansait, on chantait et on buvait avec enthousiasme. En fait, rien ne différenciait la Tuténie des royaumes de l’Empire. On y festoyait aussi volontiers qu’en Avallon.
Astyan dut lutter pour ne pas laisser endormir sa méfiance. Mais, au fond de lui, il devait admettre que ses préventions reposaient surtout sur le jugement négatif qu’il s’obstinait à porter sur Ashertari, que plus rien ne semblait justifier aujourd’hui. Comment pouvait-il encore garder rancune à la jeune femme de la haine qui les avait déchirés autrefois ? C’était absurde. Rien dans ce qu’il avait découvert depuis son arrivée ne pouvait laisser supposer qu’il y eût le moindre rapport entre Thartesse et la secte maudite.
Rien, sinon peut-être l’inauguration de ce temple, qui devait avoir lieu le lendemain. Mais ce n’était pas le premier monument qu’on leur consacrait. Même si cette pratique les embarrassait, ils l’acceptaient, sachant combien elle réjouissait les peuples.
Bien plus tard, au cœur de la nuit, lorsqu’enfin Astyan et Anéa se retrouvèrent seuls, la jeune Titanide se blottit contre son compagnon.
— Tu vois, ces gens nous aiment. Leur accueil chaleureux le prouve. Quand donc cesseras-tu de te montrer si soupçonneux ?
— Peut-être après avoir vu ce temple que nous devons consacrer demain.
Il prit son visage entre ses mains.
— Et s’il recelait le même piège que celui de Fa’ankys ?
Anéa se dégagea, en proie à la plus vive indignation.
— Comment oses-tu penser qu’Ashertari puisse nous tendre le moindre piège ? N’oublie pas qu’elle est ma sœur. Tu as pu constater de quelle affection elle nous entoure depuis notre arrivée.
— Oui, bien sûr ! Mais je n’ai pas oublié non plus l’explosion nucléaire qui a failli nous coûter la vie il y a neuf lunes.
— Les Thartessiens n’ont aucun rapport avec les Serpents, s’insurgea-t-elle. Crois-tu qu’ils seraient assez stupides pour faire exploser une bombe à l’uraan si près de leur ville ?
— Non ! Mais ce temple recèle peut-être un autre piège !
Anéa s’écarta de lui brusquement.
— Je ne te comprends plus. Rien ne s’est produit depuis cet événement. La secte n’existe plus. Et même si elle survit, ce ne peut pas être ici, dans ce royaume où vit cette sœur que j’aime beaucoup, et que j’avais perdue depuis tant d’années.
— Elle a juré de nous détruire, toi comme moi, il y a dix ans. Je ne l’ai pas oublié.
— Tu déraisonnes !
— Tu sais bien que non ! Tu as lu ces souvenirs dans mon esprit. Elle ne plaisantait pas.
— Elle a changé. C’était une gamine orgueilleuse et frustrée parce que tu l’avais repoussée violemment.
— Si j’avais cédé, elle n’aurait eu de cesse de te remplacer auprès de moi, et de devenir déesse à son tour.
— Astyan ! Tu la connais mal. Elle éprouve un tel remords de ce qu’elle a fait… Elle me l’a encore dit aujourd’hui.
— Pour endormir ta méfiance. La vérité, c’est que cette fille t’a aveuglée. Tu ne te rends même pas compte que tu n’es plus capable de distinguer l’avenir. Tout se trouble devant toi, devant nous. Et je suis sûr qu’elle y est pour quelque chose. Jamais les choses n’ont été aussi… aussi étranges.
Elle lui prit la main.
— Tu accordes trop d’importance à ces événements passés. Tout est rentré dans l’ordre à présent. Quand te décideras-tu à ouvrir les yeux ?
— Lorsque tu retrouveras ta clairvoyance. Tu n’es plus toi-même actuellement.
— La vérité, c’est que tu es jaloux, répliqua-t-elle sèchement. Tu n’as jamais aimé Ashertari. Tu ne lui as jamais pardonné. Peut-être est-ce le regret…
— Parce que tu aurais accepté que je couche avec elle ?
— Pourquoi pas ? Si cela devait la rendre heureuse !
Il la regarda comme s’il la découvrait pour la première fois.
— Mais quelle magie exerce-t-elle sur toi ? Te rends-tu compte de ce que tu dis ?
— Elle est ma sœur, mon double, mon reflet. Elle a été très malheureuse. C’est toi qui l’as chassée il y a dix ans.
— Et tu m’en gardes rancune…
Elle se calma quelque peu.
— Non ! Excuse-moi. Je sais que tu cherches avant tout à nous protéger. Mais Ashertari n’est pas une femme comme les autres. Et elle ne peut pas nous vouloir du mal.
Son regard se fit suppliant.
— J’aimerais tant que tu comprennes. Elle est la première sœur jumelle que j’ai depuis soixante siècles. La seule autre personne avec qui je puisse échanger des émotions, en dehors de toi et des autres Titans. Elle est ma sœur, mais elle est aussi plus que cela. Nous nous ressemblons.
Astyan dut faire un effort violent pour se calmer. Étaient-ils donc si fragiles tous les deux ? Il murmura :
— Petite, je désirerais plus que tout au monde que cette méfiance ne soit due qu’à la jalousie. Mais je sais au fond de moi que ce n’est pas le cas.
— Parce que tu refuses de voir la vérité en face, ripostât-elle brutalement.
— Qu’est-ce qui nous arrive, Anéa ? soupira-t-il. Jamais rien ne nous avait opposés ainsi.
— Rien ! sinon ton obstination. Il faut que tu chasses de ton esprit le souvenir de cette scène enfouie dans le passé. Tout le monde a le droit de commettre des erreurs.
— Oui, c’est vrai.
Il hésita, puis s’écarta d’elle.
— Tu as raison. Il faut que je tente d’effacer cette scène pénible de mon esprit. Je désire rester seul cette nuit. J’ai besoin de réfléchir.
Elle eut une petite moue triste.
— Tu… tu ne veux pas que nous dormions ensemble ?
— Un obstacle s’est glissé entre nous. Il faut que je l’élimine.
Elle esquissa un sourire.
— Tu vas me manquer. J’aurais tellement aimé…
Il la reprit contre lui.
— Si je me suis trompé, tout sera oublié. Et personne n’en sera plus heureux que moi. Mais il faut que je comprenne.
Il sortit de la chambre. Peut-être avait-elle raison ; il le souhaitait ardemment. Cependant le doute obscur refusait de s’effacer. Alors il ne lui restait qu’une solution pour en avoir le cœur net. Silencieusement, il se glissa sur la terrasse du palais, où il savait que personne ne viendrait le déranger à une heure aussi tardive. Il s’assit en tailleur, contemplant au loin l’océan et la ville endormie.
Puis il se concentra.